-C e t t e S e m a i n e
Vive Internet payant
par Jean-Luc Barts [17.08.2000]
Permettez-moi de vous présenter lune des plus grandes hallucinations collectives de notre fin de XXè siècle et probablement de tous les temps : Internet gratuit. En anglais : free internet. Ou comment une superbe utopie humaniste devient lun des arguments marketing les plus redoutablement efficaces.
Depuis que je suis sur Internet, jentends parler de lInternet gratuit des débuts, sorte de jardin dEden dont nous aurions été chassés par les grands méchants marchands qui décidement salissent tout avec leur sale argent. Nétant pas né dans les années 60 pour vérifier, je croyais donc en toute bonne foi à la légende colportée par les grands anciens, cest à dire un tas dinformaticiens post-soixante-huitards en chemise à fleurs, vivant dans une vallée au micro-climat incomparable mais repliée sur elle même et qui ne connait du reste du monde que largent quil lui envoie et ces foutus dialectes incongrus qui compliquent inutilement toute programmation (ok, jexagère un peu pour les chemises ;-) Et puis un jour, au risque de paraître présomptueux, je me suis mis à réfléchir. Oh, pas beaucoup en vérité. Juste assez pour mapercevoir quil y avait une couille dans le potage.
Jai vérifié : il ny a rien de magique dans Internet. Donc, quand et comment tous ces services (web, e.mail, chat, ftp
) qui reposent sur des moyens techniques et humains qui nont rien de virtuel ont-ils pu un jour être entièrement gratuits ? Réponse : jamais ! Excusez-moi si jen ai réveillé voire choqué certains. Mais reprenons les faits dans lordre :
Dans les années 60, larmée américaine décide de faire construire un réseau informatique réservé à son usage et le plus sécurisé possible. Ca sappelle Arpanet et cest financé sur le budget de la défense donc par les contribuables américains.
Puis, les scientifiques et les ingénieurs qui lont mis au point trouvent que ce réseau serait finalement très bien pour servir de liaison entre tous leurs réseaux propriétaires et mal- voire incompatibles. Ils se mettent à lutiliser et ça devient Internet pour INTERconnection of NETworks. Qui paie là encore la facture (matériel, logiciels, électricité, téléphone) ? Les universités, les laboratoires de recherche publics ou privés et les premières sociétés qui séquipent.
Fin 60, début 70. Dans un monde déchiré entre deux grandes idéologies, les universitaires, gavés de rêves humanistes et communautaires pour un monde meilleur, voient dans le Net un idéal de démocratie puisquindépendant de tout état ou de toute société commerciale et apparemment gratuit donc accessible à tous. Ils navaient simplement pas réalisé quils nétaient quune élite de privilégiés à qui cette formidable technologie était simplement prêtée pour rien au même titre que lorsque jutilise le téléphone ou la photocopieuse du bureau à des fins personnelles. Je ne paie pas mais est-ce pour autant gratuit ? Non, bien sûr. Si tout le monde le fait, le Directeur financier sera bien obligé de faire ajouter un système de paiement
Je naime pas particulièrement le système économique dans lequel nous vivons aujourdhui pourtant dans son principe de base il nest pas forcément mauvais : tout produit ou service a un prix déterminé par sa rareté et sa capacité à satisfaire un besoin. Ce qui introduit à la fois la notion de commerce et, au sein de celle-ci, de concurrence. De fait, la transaction est équitable : chacune des parties, le vendeur comme lacheteur a de quoi peser dans la balance. Mais tout système humain est par définition imparfait et donc sujet à être perverti. De fait, ce qui ne sert normalement quà mesurer le niveau de la transaction, à savoir largent, devient non plus un moyen mais le but ultime celle-ci. Cest légoïsme humain qui fausse le système.
Appliquons cette belle théorie à Internet. Il sagit bien, comme je lai dit au début, dun ensemble de services qui reposent sur des technologies (matériels, logiciels) et des moyens humains (chercheurs, ingénieurs...) qui représentent un coût de fabrication. Jusque là, rien de neuf sous le soleil. Ces services me sont proposés par des sociétés commerciales qui doivent gagner de largent dessus pour continuer à fonctionner et donc à me proposer ces services. Toujours rien de neuf.
En donnant une dimension mondiale à tout , Internet accentue la notion de concurrence en sappliquant, à tout seigneur, tout honneur, le principe à lui-même. Ainsi, si, au début, il fallait payer abonnement, coûts de communication et la moindre adresse e.mail, avec la concurrence, les prix se metent à baisser puis, à force de baisser, on entre dans le système du gratuit : une, deux puis plusieurs adresses e.mail gratuites, x mo despace disque gratuit pour réaliser mes propres pages web...
Et cest là que le marketing nous joue lun de ses tours de passe-passe favoris : reprendre à son compte largument le plus défavorable. Les pionniers dInternet revendiquent le droit à un accès totalement gratuit dont ils ont un jour rêvé et les nouveaux venus, les newbies, sont trop heureux de leur emboiter le pas puisque ça ne coute rien dessayer ? Très bien. On va donc proposer des accès Internet gratuits, hors coût de communication bien sûr puisque ça ça ne dépend pas de nous, cest France Télécom. Et le simple mot de gratuit suffit à faire oublier quon continue à payer le plus cher cest à dire la facture téléphonique et que la publicité devient inévitablement plus présente.
Mais les internautes continuent à se plaindre, ces ingrats : cette fois, ils trouvent les communications trop chères. France Télécom étant en situation de monopôle, na pas trop de raisons de sen inquiéter (à voire si ça va changer en 2001) et se contente deffets dannonce et doptions tarifaires qui commencent par me prendre 10 ou 20 F de plus par mois. Cest donc encore aux FAI de faire quelque chose. Ils décident doffrir des heures de communication gratuites. Lexemple le plus récent, et le plus écurant à vrai dire, est celui dOreka qui se présente, sur son site web dont vous trouverez ladresse tous seuls, ni plus ni moins que comme le pourfendeur de linternet payant. En échange de 18 h gratuites par mois, il suffit de télécharger une petite barre utile (genre ticker boursier) qui se place en permanence sur mon écran, affiche des bandeaux pub et me permet daller plus facilement vers les sites web des partenaires dOréka. Bref, jéchange un peu de liberté contre quelques francs. Car cest bien de cela quil sagit : lespace de mon écran mappartient et jen sacrifie une partie. Combien coûtent réellement 18 h de communication FT, même en heures pleines ? Et que restera-t-il de nos écrans si un jour tous les fournisseurs daccès décident que cest le là modèle économique le plus rentable ? Un ami avec qui jen discutais ma répondu : ce jour là, jarrêterai Internet. Belle perspective
La plupart des sites web ont de la pub depuis longtemps et laccès devient lui-même sponsorisé : pourquoi cela sarrêterait-il en si bonne voie ? Le ministre qui autorisa, en son temps, la publicité à la télévision, promit, devant le tollé général, quil ny en aurait jamais plus de 5 minutes par jour. On connait le résultat. Cest aujourdhui la publicité qui décide de la programmation. Adapté à Internet : ce nest donc plus la publicité qui finance le gratuit mais bien le gratuit qui sert dexcuse à la publicité.
Mais vous me direz : cest bien beau de dénoncer mais si tu napportes pas de solution
Je ne crois pas détenir LA solution, en tout cas pas de solution miracle qui changerait tout du jour au lendemain. Car Internet na rien inventé : il ne fait que reproduire, en lamplifiant, le schéma de fonctionnement de notre société. Donc, cest la société qui doit changer. Mais la société ne bouge que si chacun bouge individuellement. Ainsi, sur Internet, ça nest pour linstant que la technologie qui est payante, pas les idées. Et lexpression anglaise free internet nous met en garde : faut-il défendre lInternet gratuit ou lInternet libre ? Car moins on voudra payer et plus les sociétés commerciales seront présentes et pourront imposer leur manière de penser et contrôler le Net. Car Internet, cest potentiellement, à terme, un accès possible à chaque consommateur de notre terre, individuellement et de manière ciblée. Les multinationales et les gros groupes à taille inhumaine le savent bien qui préparent déjà tout pour contrôler le contenant et le contenu. A nous de décider si lon veut être avant tout consommateur ou citoyen. Ne leur signons pas de blanc-seing sur lavenir. Et les gestes pour ça sont simples : au lieu dun fournisseur gratuit contre pub, je choisis un payant pour pouvoir me plaindre voire le quitter si je suis mécontent. Ou jévite Multimania (par exemple) pour faire héberger mon site perso pour ne pas imposer à mes visiteurs jusquà trois bandeaux pub (qui camouflent les boutons de son navigateur).
Si lon réfléchit bien, Internet na réellement rien inventé : il na fait quaccélerer le mouvement densemble de notre société. Mais sil nous permet de prendre conscience plus vite de vers où nous allons et de réagir au plus tôt, alors là oui, on la tiendra notre rvolution Internet.
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Fou de Mac depuis (presque) 10 ans, Jean-Luc Barts a dû acheter le premier Mac Classic qui s'est vendu à Marseille ;-) Et puisqu'on y est : il cherche aujourd'hui un poste de formateur informatique/internet...
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